Jurisprudence

16 septembre 2016

L'expertise judiciaire et médicale

Le constat


Tout praticien en matière de dommage corporel doit constater que le régime régissant l'expertise est laissé sans réel garde-fou. Il existe, bien sûr, des garanties organisées par le code judiciaire mais le législateur craint d'aborder certaines questions, dont celle de la liste des experts ou celle touchant à leur impartialité.

Or la population n'est en rien informée, ni sur le rôle de chacun des acteurs ni, non plus, sur les rapports économiques en cause.

L'absence de vraies contraintes organisant les expertises aboutit à créer une situation de désinformation, voire de mensonge à l'égard des plus démunis ; cet état de fait porte un nom : c'est la loi du plus fort, du plus informé, du mieux formé, ou autrement dit la loi de la jungle.

N'est-ce-pas une incongruité qu'à notre époque, alors même que tout nos systèmes  démocratiques cherchent des équilibres, ici, il y ait frilosité politique, voire judiciaire à organiser des garanties?

Les faits

Rappelons d'abord les différents rôles des intervenants :

-          Le conseil technique de chaque partie est l’avocat, le défenseur de chacun ; il est donc lié aux parties qui d’ailleurs le rémunère (sauf à obtenir en justice – ce que la Cour de cassation admet – le remboursement par la partie succombante de ces frais au bénéfice de la partie qui gagne le procès) ; leur lien avec les parties est d’ordre contractuel ;       l'indépendance des médecins conseils n'est donc pas réelle ; ils sont économiquement subsidiarisés à leurs mandants, « a fortiori » s’ils prestent régulièrement pour ces mandants (comme pour une société d’assurances) ;.

-          Le tiers-arbitre ; c’est le technicien, choisi par les parties – mais, dans la réalité, choisi par les conseils-techniques – qui va départager les thèses des conseils techniques ; il est rémunéré soit par les deux parties mais le plus souvent par l’assureur de la faute ou la partie succombante ;leur lien avec les parties est contractuel ; observons que le terme « arbitre » n’est pas conforme au code judiciaire ;

 

-          L’observateur : il s’agit d’un conseil technique d’une autre partie que celles au débat judiciaire mais il peut être de l’intérêt de tous d’accepter sa présence ; son lien est contractuel avec son mandant  par qui il est rémunéré ;

-          Le sapiteur est le spécialiste d’une matière particulière, contracté par les parties via l’expert judicaire ; il est rémunéré par la partie succombante ; il n’a, normalement aucun lien avec les parties (c’est l’objet aussi du présent article) ;

 

-          L’expert est mandé par la juridiction qui lui assigne une mission sur base du code judiciaire ; il est rémunéré par l’une des parties (en fonction du dossier) et est un auxiliaire du magistrat.

 


Voir des médecins-conseils accepter d'intervenir comme expert judiciaire heurte la conscience morale de tout démocrate dès lors que la réalité économique aboutit à devoir considérer que ces médecins sont à la fois juge et partie. Toute l'économie de notre société a été structurée par l'interdiction absolue d'une contraction des différents pouvoirs et savoirs entre les mêmes mains.
Montesquieu, en théorisant la séparation des pouvoirs, a été l'artisan majeur de cette interdiction absolue.
En outre, non seulement le justiciable est en droit de croire en l'impartialité de chacun des décideurs mais en outre est-il abusé quant au critère d'indépendance.

Le justiciable n'est pas informé de ces mécanismes ni des rôles de chacun; en cela, il est trompé et participer à cette rétention d'information devrait être pénalement punis.

Des assurances en protection juridique (dont on sait que le capital de la plupart est constitué des sociétés d'assurances de responsabilité) en arrivent aussi à recommander tel médecin à la victime, s'abstenant de lui préciser qu'il s'agit du médecin habituel de telle compagnie.....en sorte qu'entre médecins du même monde, la victime risque de ne pas être respectée.

De même, ces mêmes assurances soumettent à la signature de leurs assurés des propositions d'indemnisations calculées sur base des rapports médicaux du....médecin de l'assurance adverse...et ce, sans en avertir le citoyen.

Ces comportements heurtent le sens éthique en ce qu'ils violent les principes généraux du droit mais aussi certaines dispositions de nos lois.

 


 

Principes généraux du Droit

Obligation de se déporter

  Aux termes des articles 831 et 967 du code judiciaire, tout juge ou "tout expert qui saura cause de récusation en sa personne est tenu de la déclarer", de surcroît, "immédiatement" ; en outre, ce juge ou cet expert a, alors, l'obligation de se "déporter". Il en est de même des arbitres et des conseillers sociaux(art. 831)

Point de tergiversation donc; la spontanéité est de Droit; la rapidité est la Règle légale; la conséquence est impérative. C'est dire l'importance que le législateur, expression de la démocratie, a attaché à la loyauté.

Il s'agit donc d'une obligation stricte qui, n'étant cependant sanctionnée d'aucune façon (ni pénale ni civile), n'est guère mise en pratique (en trente ans de pratique, les auteurs n'ont vu qu'un seul médecin d'assurance se déporter) ; c'est l'application de l'adage latin du droit romain : "Nulla lege sine poena : il n'y a pas de loi (du moins efficiente) sans peine.

Exemple de l'Article 1690 du code judiciaire :

Cet article, logé dans les dispositions organisant l'arbitrage, vise expressément "l'impartialité" ainsi que "l'indépendance" de l'arbitre.

On doit regretter que ces mêmes termes n'aient pas été repris à la loi de 15 mai 2007(M.B., 22 août 2007) modifiant le régime de l'expertise judiciaire.

S'agissant d'une sorte de pouvoir juridictionnel (trancher un litige), l'arbitre est tenu, comme le juge, à une exigence d'impartialité ou d'indépendance. Or, la mission d’un expert désigné par une juridiction est justement, dans les faits, d’offrir une sorte de solution technique aux magistrats non spécialisé en la matière ; « de facto » donc, le rôle de l’expert est en réalité une sorte de mode juridictionnel. La pratique des cours et tribunaux montre d’ailleurs que la plupart des magistrats se réfèrent purement et simplement aux rapports des experts, estimant ne pas disposer des compétences techniques dans un domaine, nécessitant précisément le recours à un « sage » pour l’éclairer. Si, techniquement en droit judiciaire, le rapport d’un expert n’a pas force de loi (le juge peut s’en écarter), il serait hypocrite de ne pas constater qu’en réalité, dans la très grande majorité des dossiers, le rapport est une sorte de « bible » qui fait loi. C’est dire l’importance donc de l’impartialité des experts.

L'article 1690 cité permet la récusation en cas de "doutes" sur l'impartialité ou l'indépendance : la loi ne réclame donc pas de certitude ou de preuve quelconque : le seul "doute", pourvu qu’il soit sérieux ("légitime "dit le texte) permet cette récusation.

Cette disposition est conforme aux principes généraux du droit, dont on retrouve une des expression à l'article 828 du code judiciaire -visant les cause de récusation des magistrats : la loi, votée par un Parlement élu par la population, a manifesté la volonté de voir strictement respecté un débat dénué de toute proximité ou conflits d'intérêts en sorte qu'il a organisé un droit pour le justiciable, moyennant sérieux, de récuser un membre du Pouvoir Judiciaire ou un arbitre.

  Il s'agit donc bien  d'un droit du citoyen :
"la récusation est le droit accordé par la loi à une partie de refuser d'être jugé par un des membre de la juridiction saisie de la cause" : Cass., 10 décembre 2003, J.J., p.883.

C'est donc dire l'extrême importance de l'impartialité et de l'indépendance des décideurs et conseillers qu'accorde le législateur.

L'article 6.1 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme

Cet article porte que tout citoyen a droit à un procès équitable ; l'on a suffisamment glosé sur cette question bien connue des praticiens.

Le procès équitable est celui, autrement dit, où chaque partie dispose d'une égalité d'armes, aussi que d'une équidistance entre elles, le décideur et la contre-partie.

Si l'égalité des armes est déjà déséquilibrée -de facto- entre une victime (ne disposant pas de son propre budget -déjà alourdi par les frais de soins-) et une société d'assurance (bénéficiant d'importants moyens et de cellules d'universitaires), a fortiori faut-il que les acteurs (juges; experts) soient totalement et radicalement impartiaux et indépendants.

Ces caractéristiques impérieuses le sont d'autant plus qu'il n'y a pas toujours une seule vérité médicale : de même qu'un juriste dispose du droit à interpréter les textes, les médecins analysent les radios, les protocoles et autres documents selon, notamment, l'anamnèse, l'histoire du patient, la chronologie des lésions, etc...

S'ils sont en dépendance économique avec l'une des parties (traitant le matin un dossier pour une assurance et l’après-midi comme expert en présence de cette assurance), les médecins experts ne disposent pas de leur libre arbitre.

Ils agissent en effet comme tenants d'une partie le matin et comme "juge" à l'égard de… la même partie l'après-midi.
Il y a, par la pratique discutée ici, rupture patente de l'égalité des justiciables devant les acteurs judiciaires.

Il y a rupture du principe de l'égalité des armes ; le procès en devient, au regard de l'article 6.1 de la CEDH inéquitable.

 

Les articles 828, 5° et 966 du code judiciaire

                                Si le médecin-expert ne s'est pas déporté comme il eut dû le faire (article 967), il peut être récusé comme visé à l'article 966, lequel renvoie à l'article 828 du code judiciaire.

                                 Les causes de récusation d'un expert sont les mêmes que celle d'un juge, la loi ayant prévu qu'en cas de doute, il faille récuser (rappelons l'article 1699 qui vise expressément l'impartialité et l'indépendance de l'arbitre).

                                 Or, outre les causes de récusation usuelles (ex.  : l'intérêt personnel), il en est deux qui méritent une attention soutenue :


La suspicion légitime :


Avant l'insertion de cette article, la Cour de Cassation estimait que, les causes de récusations étant énumérées à l'article 828 ancien, ne pouvoir accueillir le moyen tiré de l'absence d'impartialité et d'indépendance-fondé sur l'article 6.1 C.E.D.H. et les principes généraux du droit ;
depuis l'insertion de cet article, la suspicion est admise comme cause de récusation pourvu qu'elle soit légitime ;
on rapprochera cette évolution de celle visée au nouvel  article    979§1 qui porte : "si une partie en fait la demande, le juge peut remplacer l'expert qui ne remplit pas correctement sa mission".

L'ajout de cet article montre que le législateur a voulu renforcer le droit du justiciable à un procès équitable puisqu'il suffit que l'expert adopte une attitude incorrecte dans l'accomplissement de sa mission pour que le juge le remplace.

La jurisprudence nous montrera si le fait de défendre une assurance et d'être expert ensuite (dans in litige où les intérêts de cette assurance sont en jeu) est correct ou non  ou s'il y a matière à suspicion légitime.....

Il faut espérer que les magistrats, par essence indépendants et par culture formé au respect des droits de la défense, n'auront guère besoin de longs ouvrages universitaires tant la réponse s'impose.


L'article 828, 5 du code judiciaire :


"Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après : ....5° : s'ils sont créanciers ou débiteurs d'une des parties";
Or, le médecin-conseil (a fortiori s'il gère de nombreux dossiers pour une assurance) est incontestablement créancier de cette assurance.

Dès lors, tout expert, par ailleurs médecin-conseil d'assurance est barémisé par son co-contractant...révélant de la sorte l'absence d'indépendance du médecin.

Observons que l'article 829 du code judiciaire étend les causes de récusation de l'article 828 aux conseillers sociaux et aux juges consulaires.

Cet article ajoute comme cause de récusation de tel acteur, la circonstance qu'il "a été lié avec une des parties par un contrat de louage de travail" ou encore s'il "a été membre du personnel, d' un organe d'administration ou de gestion d'une personne morale...".

Sans doute faut-il entendre par "le contrat de louage de travail" la situation d'un travailleur engagé dans les liens d'un contrat d'emploi.

Or, ce qui caractérise ce contrat est le lien de subordination du travailleur; son employeur a un droit de direction.

Si, pour des raisons de coût social et de rentabilité, les sociétés d'assurance ne proposent pas de contrat d'emploi à ses médecins-conseils, il n'en reste pas moins que ceux-ci sont, sinon de jure (et encore : voir infra), du moins de facto dans un lien de subordination : nombre de dossiers dépendants de l'assurance; barémisation des prestations intellectuelles ; idem des frais ; obligation diverses -dont le lien d'exercice de l'activité-, etc

On doit d'ailleurs se demander ce que l'ONSS déciderait s'il devait être constaté que certains médecins travaillent très majoritairement pour une société d'assurance; à l'instar du débat sur las faux-indépendants liés à l'époque avec la CGER, il faudra conclure qu'il ya contrat de louage de travail.

De même, le principe de l'impartialité étant acquis, ne faut-il pas considérer que le contrat de prestations de services, fournis par le médecin d'assurances, ressortissent au même type que celui de louage de travail (s'il y a récurrence de relations) en sorte que, raisonnant "a pari", il faille d'office, comme à l'article 829, exclure ces médecins des possibles experts!
Il y aurait une cohérence certaine de légiférer en ce sens.

L'article 831 oblige ces juges sociaux à se déporter : "tout juge qui sait cause de récusation en sa personne est tenu de s'abstenir"
Le caractère impératif de cet article corrobore, une fois encore, l'attachement du législateur à l'imprescriptible respect de l'impartialité.

 

Proposition concrète

 

Rien, juridiquement, n’empêche que les juridictions ou l’une des parties ne postule, dans les jugements ou par courrier à l’expert désigné, que celui-ci, avant toute acceptation de sa mission, écrive s’il preste, ou non, pour des sociétés d’assurances et, dans l’affirmative, lesquelles.

 

On pourrait donc parfaitement concevoir, dans le but de la recherche d’impartialité, qu’un tribunal, par exemple, porte ce qui suit : «  que l’expert désigné, avant l’acceptation de sa mission, adressera un courrier au tribunal et aux parties précisant s’il preste, ou non, pour une ou des sociétés d’assurances et, dans l’affirmative, lesquelles ».

 

En ce cas, le tribunal pourrait aussi subsidiariser le maintien de sa désignation de tel expert à son indépendance du monde des assurances.

 

                                  

Luc Lethé

Avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Dinant